Rendez-vous à Hambourg, dans le restaurant «The Table», un établissement où il fait bon se détendre et se laisser envoûter par les délices de Kevin Fehling – sans l’habituel décorum.
Concentré, Kevin Fehling mélange des morceaux d’anguille dans une casserole, procédant à un glaçage minutieux. La préparation nagera dans un dashi, un bouillon japonais de poisson, le tout couronné d’une mousse de riz fouettée et garni de petites perles vertes. «C’est du caviar de truite au wasabi», précise le chef de la ville hanséatique, décoré de trois étoiles Michelin, tandis qu’il dresse sa création dans de petites coupelles.
La plupart des grandes toques s’affairent et font tinter les casseroles derrières des portes closes... C’est seulement en fin de service qu’ils s’aventurent éventuellement quelques minutes en salle. Le jeune quadragénaire, lui, adore le contact avec les convives pour lesquels il cuisine. Kevin Fehling a mis un sérieux «coup de torchon» dans la gastronomie étoilée, la révolutionnant allègrement. Dans son restaurant de Hambourg, tout le monde est assis dans la cuisine. C’est là qu’ont lieu les meilleures fêtes, comme chacun sait! En 2015, Kevin Fehling a quitté les eaux sûres que représentait son poste d’employé à l’hôtel Columbia de Travemünde – où il était d'ailleurs déjà décoré de trois étoiles – pour se lancer seul dans Hambourg. «Je voulais poser de nouvelles références sur le plan conceptuel», déclare-t-il.
Le restaurant de Kevin Fehling, baptisé «The Table» et situé dans le quartier de Hafencity, se démarque, sur le plan architectural déjà: une pièce unique à plafond haut, avec des murs en béton brut. Dans le coin, une cuisine ouverte, en inox. Très chic, très puriste. Il y a une seule table, concept auquel l’établissement doit son nom. Un long comptoir en bois de cerisier sombre, qui s’étire selon une étrange forme organique. D’un côté, s’alignent de confortables fauteuils rotatifs en cuir, permettant à 20 personnes de prendre place. Les hôtes peuvent non seulement regarder les cuisiniers travailler, mais ils voient aussi comment chaque plat est dressé sous leurs yeux. De la cuisine étoilée à portée de la main…
«Savourer est un plaisir que l’on partage», déclare Kevin Fehling. Par conséquent, tout le monde est attablé ensemble, mais avec un peu d’espace. Il est possible – mais pas nécessaire – d’engager la conversation. Les convives arrivent en deux vagues: dix personnes à 19 heures, les dix autres à 20 heures. Tous dégustent un menu identique, révélé trois jours à l’avance via e-mail. En fait, c’est comme si nous préparions deux mini-banquets chaque soir. Mais il va de soi que nous répondons aux demandes spéciales et tenons compte des allergies», précise Kevin Fehling. Ce principe simplifie la tâche de l’équipe; il permet de mieux planifier et s’avère plus compatible avec la vie de famille par rapport aux restaurants comparables. Contrairement à ses concurrents, il n’a pas de problèmes pour trouver de bons cuisiniers. Kevin Fehling comprend les besoins des personnes attachées à la vie de famille, lui-même étant père de deux filles, Ivy et Lene, âgées de trois et six ans.
«Chez nous, les convives doivent se sentir comme à la maison, comme dans la salle manger d’amis proches capables de mitonner d’excellents petits plats», poursuit Kevin Fehling. Le maître des lieux se réjouit quand le repas assis tourne en véritable fête et que des gens qui ne s’étaient jamais vus partagent un bon moment. L’idée semble séduire: en semaine, le restaurant affiche complet neuf mois à l’avance. Pour réserver une place le week-end, il faut s’y prendre encore plus tôt: l’attente est d’un an.
Kevin Fehling a de la chance... et un excellent concept. Certains de ses hôtes se déplacent spécialement à Hambourg pour venir dans son restaurant. «Une fois, quelqu’un a fait le trajet exprès depuis New York, le temps d’une nuit, afin de manger chez moi. Ça m’a touché», confie-t-il. En maître des lieux attentif, il salue chaque personne à la porte, restant ensuite disponible toute la soirée pour répondre à d’éventuelles questions. Cela nécessite une mise en place minutieuse et une équipe parfaitement rodée qui fait peu de bruit et ne fait pas trop tinter les casseroles. Le chef lui-même est très calme. «Je ne suis pas du genre à crier autour de moi», dit Kevin Fehling, «le temps des chefs colériques est depuis longtemps révolu.»
Originaire de Basse-Saxe (né à Delmenhorst, près de Brême, comme la chanteuse de pop Sarah Connor – et baptisé Kevin comme le footballer anglais Kevin Keegan – il estime que manger doit être un plaisir. Il entend enthousiasmer ses hôtes, pas les stresser. Dans cet esprit, il a libéré la «Champions League de la cuisine» de certaines conventions. Comment un client est-il censé se détendre quand un serveur en gants blancs effectue sans cesse des va-et-vient furtifs dans son dos? Kevin Fehling a aboli l’étiquette rigide, le damas blanc et les couverts en argent. L’atmosphère conviviale n’entrave en rien la quête de la perfection: tout ce que Kevin Fehling et ses cinq assistants servent est d’une qualité exceptionnelle. Les testeurs du Guide Michelin ont directement décerné trois étoiles au concept. Actuellement, seuls onze chefs ont le privilège d’être aussi décorés en Allemagne. Astronome en herbe, Kevin Fehling s’est toujours intéressé à la voûte céleste. Maintenant qu’il déjà atteint la plus haute distinction si jeune, il ne poursuit qu’un seul but professionnel: conserver ses trois étoiles.
Texte: Susanne Hamann
Né en 1977 à Delmenhorst, où il a également grandi, Kevin Fehling suit en Allemagne un parcours qui le mène à la Schwarzwaldstube ou au Wullenwever, avant de devenir, dès 2005, chef de cuisine au très réputé restaurant La Belle Epoque, à Travemünde.
Décrochant sa première étoile Michelin en 2008, il s’offre la deuxième en 2011, et finalement, la troisième, deux ans plus tard – distinction qu’il est parvenu à conserver depuis 2013. Il est le plus jeune chef aux trois étoiles d’Allemagne. En août 2015, Kevin Fehling ouvre son propre restaurant, «The Table», à Hambourg, où il obtient ses trois étoiles dès la première année d’exploitation.